Intervention d’Alain MERGIER Sociologue et Directeur de l’Institut WEI

Synthèse de l’intervention du 1er juin 2010 – Version en fichier PDF

Les français face à la crise

1) Une nouvelle fracture sociale

La crise a contribué à une transformation de la vision de la société française et notamment l’apparition d’une nouvelle fracture sociale, de nature différente de celle distinguant « la France d’en haut » et « la France d’en bas ». Cette fracture sociale oppose d’un côté une oligarchie financière et spéculative et, de l’autre, une sphère économique, la première exerçant un pouvoir extrêmement fort sur la seconde.

Cette distinction est aujourd’hui très structurante dans la vision que les Français ont de la société, mais aussi de l’entreprise dans laquelle ils travaillent. Dès 2004, les cadres exprimaient un malaise quant aux transformations du pouvoir dans l’entreprise. Ils avaient le sentiment que l’entreprise était sous la contrainte d’une logique purement financière et spéculative, contradictoire avec certains intérêts économiques et professionnels de l’entreprise. Ce schéma de pensée dépasse désormais largement la population des cadres pour devenir un mode de lecture et d’interprétation des réalités auxquelles sont confrontés les citoyens.

2) Une fracture à l’œuvre dans les différentes strates de la société

a. L’impuissance de l’action politique

En 2009, le sauvetage des banques réalisé par les Etats a eu dans un premier temps un effet très bénéfique sur l’image de l’action politique et collective. Le rapport de forces, qui était préalablement favorable à la sphère purement financière, semblait s’inverser. Toutefois, l’annonce de résultats très positifs des banques en 2010 a remis en cause cette vision d’un Etat qui reprendrait le pouvoir. Le sauvetage de la structure financière mondiale fût alors interprété comme un jeu de dupes: l’Etat n’avait pas repris le pouvoir, mais avait simplement agi au service des banques. L’impuissance de l’action politique face aux milieux financiers était une nouvelle fois démontrée.

b. La fin du dogme du ruissellement

La crise a également remis en cause le dogme du ruissellement, à savoir l’idée selon laquelle l’enrichissement des plus riches finit par profiter à ceux qui sont en bas de l’échelle. En effet, la sphère des très riches a continué à s’enrichir alors que les acteurs de la sphère économique se heurtaient à des difficultés croissantes en termes notamment de pouvoir d’achat et de sécurité de l’emploi.

c. La fracture dans le monde de l’entreprise

Le monde de l’entreprise n’a pas échappé à cette dichotomie entre d’une part les très hautes sphères décisionnaires et d’autre part la sphère de la production, de l’économie, des métiers, de l’exercice des compétences. Les salariés s’identifient de moins en moins à l’entreprise dans sa globalité, sachant que cette globalité n’existe plus. L’entreprise est divisée en deux, entre une oligarchie dirigeante composée de quelques personnes et les autres forces vives qui composent cette entreprise.

3. Sortie de crise ou crise durable ?

d. Les scénarii envisagés

Deux modèles de sortie de crise se sont faits jour. Le premier modèle est une sortie de crise par le haut, avec l’émergence d’un nouvel ordre économique fondé sur la notion de développement durable. La sensibilité à la question environnementale a très fortement augmenté pendant les deux premières années de la crise. Toutefois, l’engouement médiatique qu’elle a pu susciter a fini par donner lieu dans l’opinion à un phénomène de lassitude et d’interrogation. Les mots, les signes, les discours sur le développement durable ne renvoyaient plus qu’à eux-mêmes, sans aucune réalité palpable pour la population. Ce premier modèle de sortie de crise a donc finalement été réprouvé.

Le deuxième modèle est celui d’un retour à la situation antérieure à la crise. Il n’est pas plus crédible que le premier modèle pour les Français car ces derniers constatent que les faits viennent le contredire. Le chômage demeure à un niveau élevé et est perçu comme un phénomène structurel. Dans les entreprises, la charge de travail augmente, les salaires stagnent alors que les bénéfices des très grandes entreprises continuent de croître.

e. La crise, phénomène normal et durable

En définitive, la notion de sortie de crise n’a plus cours. La crise devient une situation normale et durable. Dans ce cadre, l’espace de négociation et de conflictualité – au sens positif du terme – est extrêmement restreint. L’espace social est très contracté et demeure soumis à de fortes contraintes.

Les Trois conditions du bonheur au travail

Quelles sont les nouvelles caractéristiques du rapport salarial dans les entreprises ? Comment reconstruire le bonheur au travail dans cet espace social tendu et extrêmement contraint ?

Il convient d’abord de noter que la souffrance au travail, même si elle ne peut être niée, n’est pas le phénomène qui caractérise aujourd’hui principalement le rapport salarial. Certes des situations difficiles existent, à l’instar de la vague de suicides au sein de France Telecom, mais les Français se déclarent dans leur majorité heureux au travail.

Face au malaise, les salariés réinventent aujourd’hui les conditions de leur investissement dans leur travail. Ils constatent que les entreprises se désintéressent de la problématique du bonheur au travail ou l’abordent de façon maladroite. En d’autres termes, elles ne rassemblent plus les conditions de leur propre investissement dans leur travail. C’est pourquoi les salariés prennent eux-mêmes en charge cette problématique et deviennent acteur de leur investissement au travail. Pour cela, ils essayent de réunir trois conditions.

1) La qualité relationnelle

Les salariés ont perdu confiance non pas dans l’entreprise elle-même, mais dans les sphères de pouvoir de l’entreprise qu’ils estiment sous contrainte financière et n’œuvrant plus dans l’intérêt collectif. Or dès lors qu’intervient une rupture de confiance institutionnelle dans une organisation, on observe un basculement vers des registres de confiance relationnelle et interpersonnelle. La confiance se tisse désormais au travers des relations que le salarié noue dans l’entreprise et dans la société de façon générale. On passe d’une confiance verticale (confiance dans la hiérarchie, dans la décision) à une confiance horizontale (confiance dans ses pairs ou les équipes proches).

Le salarié pose ainsi une première condition : les relations interpersonnelles qu’il entretient dans son entreprise doivent être de qualité, c’est-à-dire fiables, claires, empreintes d’éthique et de réciprocité.

2) L’autonomie

Deuxième condition, le salarié demande à disposer d’un certain niveau d’autonomie dans l’exercice de son métier. Ce besoin d’autonomie personnelle, de marge de manœuvre au travail, se retrouve à tous les niveaux de l’entreprise, aussi bien chez les ouvriers que chez les cadres.

Le maintien de cette sphère d’autonomie au travail est indispensable pour le salarié car il conditionne la confiance qu’il peut avoir en lui. Si le salarié n’a plus d’autonomie, sa valeur professionnelle s’estompe et n’est alors plus reconnue puisqu’elle n’a plus à s’appliquer.

3) La reconnaissance par l’entreprise

Le salarié constate que l’entreprise s’inscrit dans une logique purement financière qui est toute autre que la logique professionnelle dont il se prévaut. Dès lors, il estime que la reconnaissance par l’entreprise doit prendre une forme particulière, en l’occurrence celle de la redistribution. L’entreprise ne construisant son discours sur sa finalité qu’en termes quantitatifs, la reconnaissance qu’elle apporte ne peut être que quantitative. Le salarié considère qu’il doit être reconnu en fonction de sa contribution aux résultats de l’entreprise. Il attend par conséquent une reconnaissance sous la forme d’une redistribution des bénéfices.

Bien-être au travail et nouvelle conflictualité

1) Réunir les conditions du bien-être au travail

Lorsque les trois conditions (qualité relationnelle, autonomie, redistribution) sont réunies, le salarié se sent plutôt bien dans son entreprise. Pour autant, cela ne signifie pas qu’il approuve toutes les décisions qui y sont prises. Il construit les conditions d’un investissement dans son travail, indépendamment du partage ou de l’approbation des décisions de l’entreprise. On assiste ainsi à un mouvement d’autonomisation de l’investissement, par lequel le salarié réinvente ses conditions d’investissement dans son travail.

Lorsque les deux premières conditions (qualité relationnelle et autonomie) ne sont pas réunies au sein de l’entreprise, des situations de souffrance, de stress voire de dépression apparaissent. L’entreprise contredit alors la capacité du salarié à s’adapter et à réinventer son investissement au travail. L’exemple le plus

extrême est celui de France Télécom, où des directives managériales ont réduit à néant les relations interpersonnelles et engendré de graves dépressions.

S’agissant de la troisième condition, l’absence de redistribution produit certes un malaise, mais elle ne produit pas de souffrance. Elle provoque un sentiment d’injustice et accentue la rupture de confiance vis-à-vis des logiques de décision de l’entreprise. Les salariés semblent néanmoins accepter que cette exigence de redistribution ne soit pas exercée dans les entreprises. Du moins, ils accordent une importance accrue aux deux premières conditions (qualité relationnelle et autonomie), afin de contrebalancer la déception et le sentiment d’injustice liés à la non-redistribution en termes de revenus.

On observe ainsi chez les salariés une forte volonté de se montrer très professionnels dans l’exercice de leur métier et de s’y réaliser tout en gardant une distance très critique vis-à-vis du « top management » et de ses décisions.

2) L’avènement d’une nouvelle conflictualité

a. La capacité d’adaptation

Les salariés français font ainsi preuve d’une réelle capacité d’adaptation dans des situations de transformation radicale. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils soient prêts à tout accepter. Ils savent s’inscrire dans une position dans laquelle la relation salariale devient positive pour eux, mais sous conditions. Cette capacité d’adaptation produit un effet de stabilisation sociale fort.

b. La fin des actions collectives de masse

Quelle forme de conflictualité peut se développer dans cette situation où les salariés développent une constante capacité d’adaptation? En l’occurrence, dans un tel contexte, la conflictualité ne peut s’exprimer à travers des actions collectives de masse. En revanche, elle peut prendre la forme de mouvements sporadiques et disséminés, liés à des conditions particulières dans certaines entreprises, au non- respect de ces conditions d’investissement. On peut assister et l’on a assisté, d’une certaine façon, à l’éparpillement de micro-crises, sans pour autant qu’elles débouchent sur un mouvement collectif.

c. La conflictualité de basse intensité

Le modèle classique de mobilisation sociale a longtemps reposé sur le principe de la confrontation frontale. Mais aujourd’hui, la conflictualité s’inscrit désormais dans une autre logique, dite de basse intensité, qui se traduit par une multitude de confrontations ponctuelles. Dans un espace social extrêmement contraint, où les marges de manœuvre et les marges de sécurité des salariés sont extrêmement réduites, il n’est pas étonnant que la confrontation frontale laisse la place à cette conflictualité de basse intensité.

Les jeunes et le monde du travail

Les jeunes sont parfaitement conscients des difficultés considérables auxquels ils seront confrontés, aussi bien pour entrer dans le monde du travail que pour y évoluer.

Leur rapport au monde du travail est vécu au travers d’épreuves successives très fortes, mais ils demeurent convaincus qu’ils parviendront à les surmonter. Les jeunes nourrissent à l’égard du monde du travail des a priori très forts et très négatifs. Ilsconsidèrent que l’entreprise est en position de force et cherche à les «acheter au plus bas prix», de la même façon qu’un consommateur ferait l’acquisition d’une marchandise. Dans ce contexte, ils développent des stratégies de ruse et de bluff. La relation première entre le jeune et l’entreprise est donc fondée non pas sur la confiance, mais sur la méfiance. Pour autant, dans leurs relations interpersonnelles, le jeune sait conserver le sens de l’éthique et de la confiance.

Conclusion

L’entreprise doit aujourd’hui prendre conscience de la capacité de réinvention du salarié. Le terme central d’un nouveau pacte social pourrait ainsi être la reconnaissance par l’entreprise de la capacité et des exigences du salarié à réinventer sa relation à l’entreprise.

Sur le blog de Dom Plus : Priorité à la personne