28/10/2020 La Dépendance | Par Mickaël Ciccotelli de Tripalio
Hier, les députés ont adopté en première lecture le PLFSS 2021, qui, entre autres choses, officialise la création de la cinquième branche, autonomie et dépendance, de la Sécurité sociale – en prévoyant d’ailleurs d’emblée qu’elle sera déficitaire.
Afin de faire le point sur les enjeux à la fois politiques et techniques posés par cette création, Tripalio a interrogé :
- Pierre Chaperon, qui a longtemps été une figure de la direction de l’AGIRC-ARRCO et qui officie aujourd’hui au sein du cabinet Galéa,
- Cindy Cornuaille, consultante en actuariat au sein du même cabinet. Ils ont bien voulu répondre à nos questions.
Quels sont les grands enjeux de la mise en place de la branche autonomie et dépendance ?
Pierre Chaperon : Le moins que l’on puisse dire est que le sujet de la dépendance a été documenté par de très nombreux rapports et répond à une demande incontestable de nos concitoyens. Le thème largement incarné par Dominique Libault, dans le cadre de son rapport rendu il y a un an, s’impose aujourd’hui dans l’agenda politique compte tenu d’une actualité qui a mis en évidence la question du quatrième âge de façon cruelle.
Répondant à cette urgence, c’est le projet de loi de financement de la Sécurité Sociale (PLFSS) qui porte la cinquième branche sur les fonts baptismaux à un moment où la crise financière se traduit par une explosion des déficits et un accroissement d’une dette qui était déjà conséquente.
Ces circonstances exceptionnelles font que les sommes fléchées vers la cinquième branche sont par la force des choses limitées dans leur montant et obéissent à un calendrier de montée en charge progressif.
C’est là où c’est un peu décourageant : ceux qui se réjouissent de l’instauration de cette nouvelle branche pointent immédiatement des financements totalement insuffisants.
La cinquième branche « autonomie » existe aujourd’hui sur le papier, elle a vocation à reprendre les activités de la CNSA et de lui adjoindre des prestations liées au handicap notamment, et à rationaliser les interventions dans le champ territorial notamment.
Dans cette configuration, comment interprétez-vous le « rapport Vachey » ?
Pierre Chaperon : Le rapport récent de Laurent Vachey a eu pour objet d’explorer les pistes de financement possibles. C’est là que les difficultés commencent et que le principe de réalité prend toute sa place. Le rapporteur s’appuie largement sur l’idée que ce sont les retraités qui doivent assumer le financement du risque dans la mesure où ils sont les principaux concernés mais également par le fait que les allocations de retraite ont été préservées pendant la crise au moment même où la situation des salariés, les jeunes tout spécialement, est particulièrement préoccupante.
Cette option assumée conduit à faire un inventaire de mesures telles que l’augmentation des taux de CSG, la baisse de l’abattement de 10 % pour le calcul de l’impôt sur le revenu des retraités, la fin de l’exonération des cotisations patronales pour les particuliers employeurs de plus de 70 ans, la réduction de moitié du plafond de l’abattement fiscal pour les particuliers employeurs, le durcissement des droits de succession ou encore la possibilité d’affecter une partie du patrimoine immobilier au financement de la dépendance. Il serait intéressant de refaire une étude d’opinion auprès des retraités pour voir si leur appétence à la cinquième branche n’est pas entamée par des financements qui de fait conduirait à baisser leurs revenus de retraite. Poser la question revient à y répondre !
C’est un peu la quadrature du cercle, il sera difficile de ne pas poser la question d’un minimum de participation des actifs au financement de cette garantie, difficile également de ne pas témoigner d’une solidarité à l’égard de nos ainés, parents ou grands-parents
La chaire « Transitions démographiques, transitions économiques » (TDTE) animée par Hervé Lorenzi propose un moyen de couper la part en deux en imaginant une cotisation obligatoire pour les actifs qui serait due à partir de l’âge de 40 ans. Cette proposition avait été évoquée dans le rapport du Sénat de 1999. Cet âge répondrait à un moment de leur existence où les personnes, dans la première partie de leur activité professionnelle, sont « installées dans la vie ». On voit tout de suite ce que cette assertion peut avoir de contestable quand se pose avec acuité la question du logement et même les incitations à commencer à se constituer un complément de retraite. Il est d’ailleurs plus que probable qu’une mesure générationnelle de cet ordre serait retoquée par le Conseil constitutionnel.
Y a-t-il une place pour l’assurance privée dans la prise en charge de la dépendance ?
Pierre Chaperon : Certainement, mais il faut bien noter, et c’est un euphémisme, que ce n’est pas l’angle majeur développé par les différents auteurs des rapports mandatés par les pouvoirs publics.
C’est à la fois légitime et dommage.
Légitime car il est difficile d’imaginer que l’assurance privée puisse suppléer la solidarité exercée dans le cadre nationale. Les Fédérations de l’assurance et de la mutualité ont proposé une modalité d’assurance obligatoire. Les pouvoirs publics ne paraissent pas très réceptifs à cette approche qui, conduit de fait à une hausse des prélèvements obligatoires et, de ce fait, à s’inscrire plus naturellement dans un environnement public.
Dommage parce qu’il est d’ores et déjà certain que le régime de base ne pourra pas tout faire. C’est dommage parce que l’on sait bien que la mise en place d’une couverture nationale suscite des mécanismes complémentaires, ne serait-ce que pour avoir un niveau de prestation conséquent, en rapport avec la charge qu’induit la survenance du risque.
Le précédent de la constitution des régimes complémentaires Agirc-Arrco pourrait-il servir d’exemple ?
Pierre Chaperon : Vous avez raison, c’est l’insuffisance du régime de base qui a suscité la création de régimes complémentaires développés par les acteurs selon un méthode de tache d’huile. Cette référence peut être étendue aux évolutions survenues dans le cadre de la prévoyance et de la santé dans le cadre des régimes collectifs d’entreprises et de branches.
Donc effectivement, la mise en place d’un régime de base même limité est porteuse pour la constitution de mécanismes complémentaires dans un cadre négocié et volontaire. On sait que la reprise sera très différenciée selon les secteurs professionnels et les entreprises. Dans ce contexte, le « costume unique » pour tout le monde ne sera pas de mise
Quel est le développement du marché de l’assurance dépendance en France ?
Cindy Cornuaille : La prise en charge de la dépendance est marquée en France par une longue tradition d’aide familiale et d’intervention sociale de l’État. Le marché de l’assurance dépendance est apparu au milieu des années 1980. Peu de mesures ont été prises par l’État pour favoriser le recours à l’assurance privée.
Aujourd’hui, tous les types d’organismes assureurs sont représentés sur le marché, avec quelques gros acteurs historiques (AG2R, Crédit Agricole, CNP…). Toutefois, force est de constater que le marché se développe très peu, avec un nombre de personnes couvertes qui stagne voire qui régresse.
Environ 20% des personnes couvertes le sont au titre d’un contrat collectif. Le collectif se développe tout de même au travers de garanties à destination des salariés aidants, mais reste très peu représentatif.
Le marché de l’assurance manque sûrement aujourd’hui d’attractivité. La rente moyenne garantie est assez faible, environ 600€ par mois, comparé aux restes à charges qui peuvent avoisiner les 2000€ en établissement. De plus, il ressort de différentes enquêtes que les assurés ont le sentiment de cotiser « à fonds perdus ». A ce titre, un gros travail est nécessaire sur l’offre proposée, afin de la rendre plus compréhensible, et avec des garanties accessibles dès la souscription, concernant par exemple la prévention (bilan personnel de santé, exercices de mémoire…).
Quels sont les problèmes techniques liés à ce marché ?
Cindy Cornuaille : Le pilotage des contrats d’assurance dépendance est délicat dans la mesure où un décalage temporel important existe entre la souscription (autour de 60 ans) et la survenance des sinistres (autours de 80 ans). Ce décalage laisse planer de fortes incertitudes sur les hypothèses de tarification.
Ces hypothèses sont d’autant plus complexes à calibrer que peu de données d’expérience sont disponibles. En effet, le marché, déjà peu volumineux, est aussi très hétérogène au niveau de la définition contractuelle de la perte d’autonomie, ce qui complexifie l’agrégation des données. Des statistiques robustes commencent à être disponibles, mais le risque reste encore mal connu après 90 ans.
Par ailleurs, le calibrage des conditions de souscription (âges limites, sélection médicale) est un exercice délicat pour les organismes assureurs qui ont peu de visibilité sur leur sinistralité passée. A ce titre, les contrats collectifs, dont l’effet mutualisation est plus important qu’en individuel, présentent un avantage pour les assureurs comme pour les assurés.
Quelles sont les pistes de réflexion que vous suggérez ?
Cindy Cornuaille : Je pense qu’il faudrait réfléchir à une définition commune de la perte d’autonomie afin de clarifier le risque pour les assurés.
Par ailleurs, la perte d’autonomie devrait idéalement être appréhendée dès la période d’activité, d’une part pour utiliser l’effet mutualisation des contrats collectifs, et d’autre part pour bénéficier de l’absence de sélection médicale, dont les effets peuvent être limités compte tenu du décalage temporel entre souscription et survenance. De plus, ce risque n’est pas le sujet des seuls retraités : les aidants représentent aujourd’hui des millions de salariés, et génère une aide « gratuite » auprès des personnes âgées. A ce titre, l’entreprise a un rôle à jouer pour soutenir cette population au quotidien, non seulement pour le bien être des salariés, mais aussi pour pallier les impacts en termes de productivité et d’absentéisme.
Enfin, l’offre d’assurance doit être novatrice et plus attractive. Il est essentiel de capitaliser sur notre connaissance du risque afin de repenser une offre adaptée aux besoins des assurés. Par exemple, un lien étroit est observé entre la maladie et le type de dépendance : les dépendances liées à Alzheimer durent généralement plusieurs années, avec une dégradation lente de l’état de la personne ; au contraire, celles liées à des cancers présentent souvent des taux de mortalité élevés en première année. Aussi, pourquoi pas réfléchir à des offres combinées maladies redoutées / dépendance ?
A des rentes temporaires ? De même, des études pourraient être menées au niveau des branches professionnelles pour identifier les liens entre profession et type de dépendance.
Vous avez travaillé sur le marché américain. Quels constats avez-vous pu faire ?
Cindy Cornuaille : Aux États unis, la principale source de financement publique de la dépendance est Medicaid, conçu à l’origine pour financer les soins des personnes ayant des revenus faibles. Dans certains États, il n’est possible d’être éligible à Medicaid qu’après avoir dépensé ses revenus et son patrimoine en dépenses de santé.
Cet exemple montre que l’absence d’anticipation du financement de la dépendance peut conduire à de fortes difficultés financières, à un âge où il est difficile d’y faire face, avec rappelons-le un régime de retraite obligatoire moins généreux que le notre
Afin de maitriser les dépenses publiques, les gouvernements américains ont mis en place des mesures pour développer l’assurance (mesures fiscales, assouplissement des conditions d’admission à Medicaid pour les personnes ayant contracté une assurance dépendance privée,…). Le marché s’est alors développé rapidement, avec un attrait particulier depuis 2010 pour les produit combinés assurance vie / dépendance. Toutefois, un certain nombre d’assureurs se retirent du marché notamment du fait d’exigences en capitaux trop élevés, ou bien d’une mauvaise tarification.
S’il devait émaner de l’histoire américaine une conclusion profitable au marché français, je dirais que les impulsions de l’État pour soutenir l’assurance privée apparaissent fortement utiles pour développer le marché et ainsi soulager les dépenses publiques. De plus, les produits américains sont sensiblement différents du marché français (produits indemnitaires, durée temporaire des prestations, segmentation des garanties par lieu de vie…) et pourraient être à ce titre une source d’inspiration pour innover sur le marché français.