Un emploi sur dix pourrait être automatisé avec l’IA. Les études montrent un risque de soumission volontaire à la toute-puissance supposée de la machine.

Le Journal La Croix – Alain Guillemoles, le 09/02/2021

L’intelligence artificielle bouleverse le monde du travail - P3S

En automatisant des tâches de salariés qualifiés, l’IA redéfinit les postes en entreprise.

A Bordeaux, Lectra fait des machines et des logiciels pour l’industrie textile depuis 1973. Cette entreprise qui emploie 1 800 personnes a pris le virage de l’intelligence artificielle (IA) il y a déjà dix ans. Elle conçoit notamment un logiciel d’analyse du marché. « L’IA permet d’optimiser », explique Philippe Ribera, vice-président chargé de l’innovation. « Dans l’industrie du textile et de la mode, ce qui coûte cher c’est qu’on ne peut anticiper sur les besoins des consommateurs. Alors il faut précommander de grandes quantités de tissu et réserver des capacités de production importantes, souvent lointaines. Mais si on peut prévoir quels vêtements vont se vendre, on peut fabriquer à la demande de plus petites séries et on évite les pertes. »

L’intelligence artificielle s’impose comme une révolution dans tous les secteurs. Elle permet de ­réaliser des analyses portant sur une grande masse de données avec une fiabilité et une rapidité supérieures à ce que peut faire un humain, d’automatiser des opérations mentales répétitives, conduites désormais sans fatigue ni pause. Il devient donc possible de confier à des machines des tâches jusqu’ici dévolues à des salariés qualifiés. Et l’arrivée de l’IA leur fait vivre ce que le monde ouvrier a déjà vécu avec la robotisation.

Les salariés doivent-ils avoir peur d’être demain remplacés par des machines ? « En 2013, il y a eu une fameuse étude de l’université d’Oxford, qui a beaucoup marqué les esprits. Elle indiquait que 47 % des emplois américains se situaient dans une forte perspective d’automatisation, à court, moyen ou long terme », explique Yann Ferguson, sociologue à l’Icam de Toulouse. « Aujourd’hui, toutefois, on ne voit plus les choses de la même façon, nuance-t-il. Ce serait plutôt un emploi sur 10 qui se trouverait dans une probabilité haute d’automatisation, tandis qu’un emploi sur deux serait dans une probabilité haute de transformation. »

L’IA, en effet, se révèle moins efficace qu’attendu. Yann Ferguson prend l’exemple d’un logiciel qui répond à des mails, dans une société de comptables. « En répondant de façon automatique à des questions qui sont posées fréquemment par les clients, l’IA leur fait gagner du temps. Les salariés ne voudraient pas revenir en arrière. Mais ils s’aperçoivent aussi que l’IA a ses limites. Par exemple, elle ne comprend pas toujours le sens d’un “merci” : est-ce dit pour exprimer la gratitude, ou bien avec ironie pour signifier au contraire un mécontentement ? L’IA est incapable de distinguer les deux, car elle n’a pas de bon sens… »

L’IA est donc encore loin d’être en passe de remplacer tous les emplois. Mais elle change la façon de travailler, obligeant les salariés à apprendre à collaborer avec des logiciels de plus en plus intelligents. On peut le mesurer dans un secteur particulièrement bousculé par cette révolution : la banque. Les grands établissements se voient concurrencés par l’arrivée de petites sociétés technologiques qui révolutionnent les services financiers.

« L’innovation est constante. Par exemple, la signature électronique divise par deux le coût de distribution d’un crédit en évitant les allers-retours de papiers. Les banques sont obligées de se digitaliser, explique Henri Wajsblat, chargé de solutions pour les services financiers chez Anaplan, éditeur de logiciels d’aide à la décision. Les grandes banques vont donc devoir faire évoluer leurs équipes, avec à l’avenir moins de profils financiers et plus de data scientists. Il faudra faire basculer des ressources des succursales vers les centres de contact et le digital. Et fatalement, il y aura moins de gens derrière les guichets. »

Alors que les agences bancaires de quartier sont appelées à être moins nombreuses, le conseiller bancaire de l’avenir sera d’abord joignable en ligne, assisté par des logiciels qui vont répondre à sa place, lui fournir une analyse des besoins d’un client, lui construire des stratégies d’épargne ou le profil de risque d’un emprunteur.

L’IA oblige ces salariés à monter en compétence. Et, à l’autre bout du spectre, elle crée des emplois où les salariés sont cantonnés à des tâches peu qualifiées, réduits à suivre les commandes qui leur parviennent à travers un écran, comme c’est le cas d’un livreur ou d’un préparateur de commande dans un entrepôt d’e-commerce.

Au point de créer un monde du travail à deux vitesses ? Dominique Boullier n’y croit pas. Professeur à Sciences-Po et spécialiste des nouvelles technologies, il estime au contraire que « toutes les façons de travailler vont devoir changer. Chacun peut admettre que des tâches sont automatisables ».

En revanche, il pointe un autre type de risque : celui d’une perte de compétence de certains salariés qui se placeraient en situation d’effacement volontaire face à la machine dans une entreprise où l’IA serait mal utilisée. La toute-puissance prêtée à l’ordinateur crée en effet l’illusion que l’informatique peut apporter une meilleure réponse qu’un humain.

Dominique Boullier prend l’exemple d’un logiciel pour agent immobilier. L’algorithme est capable de déterminer le prix d’un bien. Mais un agent connaissant son secteur aura une appréciation plus fine. Le logiciel est un outil d’aide à la décision, mais l’homme doit avoir le dernier mot pour corriger les propositions de la machine, insiste-t-il : « Il ne faut pas croire qu’une intelligence artificielle fournit un résultat indiscutable. Il existe une marge d’erreur. Il faut organiser tout le circuit de la décision pour prendre en compte cette approximation. »

Et le sociologue pointe un malentendu : « Le risque est que de nombreux concepteurs vendent des solutions clés en main. Les managers croient bien faire en achetant de la sécurité. Mais il faut refuser les boîtes noires, et garder une expertise, pour comprendre comment l’IA fait des choix, et sur quels jeux de données elle a été entraînée. Il faut pouvoir mettre à l’épreuve un logiciel, parfois même le réentraîner, avant de l’utiliser. » Pour les entreprises, l’enjeu est de maîtriser la technologie, et de garder la main sur elle.