Un an après quatre confinements, les premières conséquences d’une année hors-norme en termes d’organisation du travail commencent à être étudiées, avec un bilan très contrasté et un constat unanime : revenir totalement au monde « d’avant » semble exclu.

Le 24 juin 2021 par Sylvaine Luckx

Le 16 mars 2020, l’annonce faisait l’effet d’un coup de tonnerre. L’activité économique était gelée, initialement pour 15 jours, mais dans la réalité pour deux mois. Aucun retour « au bureau » n’était possible, et il a fallu assurer la continuité des services et de l’activité économique, de manière totalement improvisée.

Des salariés ont rapatrié en catastrophe leur activité chez eux, en empruntant parfois des ordinateurs à la famille ou des amis, pendant que les enfants n’avaient pas école. Tout s’est organisé dans l’urgence, à marche forcée, pendant que la France a découvert les réunions de service, les cours, les entretiens d’embauche en visioconférence, la gestion de travail d’équipe et de projet par messagerie instantanée et mail, les formations et séminaires en visio et par webinar, sans forcément avoir l’infrastructure, le temps, la formation pour un travail à distance généralisé.

L’Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail (Anact), un organisme public créé en 1973 et sous tutelle du ministère du Travail, établit ainsi en juin 2021 que le télétravail est passé de 7 % de télétravailleurs réguliers et occasionnels à 30 % de télétravailleurs exceptionnels en France au cours de cette période. La France, traditionnellement réfractaire au télétravail, n’a pas eu d’autre choix que de « s’y mettre ». En un an, un nouveau mot est apparu dans notre vocabulaire professionnel : « travail en distanciel ».

Un an après, si un retour en arrière total paraît difficile, le bilan est très contrasté. En fait, il faut distinguer deux périodes : la première, celle de l’urgence absolue, où le système D et la réorganisation en catastrophe ont été la norme. Et la seconde, après l’été 2020, où les leçons tirées du premier confinement ont permis aux Français d’avoir une maîtrise relative du télétravail et des outils à distance.

De fortes inégalités hommes/femmes dans le télétravail
Hormis les questions techniques qui sont un sujet en soi dans un environnement de travail distanciel, cette année a notamment posé, de manière drastique, la question de la réorganisation du travail et de la charge psychique induite.

Fallait-il utiliser le terminal du foyer quand un couple et deux enfants travaillent dessus ? Si certains ont eu la chance (maison de famille, moyens financiers) de pouvoir travailler « au vert », comment organiser un travail efficace là où « la pièce à vivre » se transforme en espace de coworking généralisé pour le père, la mère, et les enfants sans que tout le monde disjoncte au bout de quelques semaines ? Ce n’est hélas pas une surprise : les agressions domestiques ont été accrues dans cette période, et selon une étude de juillet 2020 de l’Anact, « 10 % des Français confinés avec enfants déclarent que leurs relations avec eux se sont dégradées ».
Les femmes qui ont dû cumuler l’organisation d’une vie de famille, la gestion de la garde des enfants au foyer, avec la poursuite d’une activité professionnelle à distance, ont payé le prix fort de cette situation.

Selon une étude de l’INED, « plus souvent entourées d’enfants, les femmes disposent moins souvent d’une pièce à elles. En moyenne, un quart des femmes télétravaillent dans une pièce dédiée où elles peuvent s’isoler contre 41 % des hommes. […] 29 % des femmes cadres disposent d’une pièce spéciale dédiée au travail contre 47 % des hommes », précise l’Anact.

Une forte augmentation de la fatigue et de la charge mentale
Corollaire au bout d’un an : une augmentation très importante de la fatigue, de la charge mentale, du stress, dus aussi à l’incertitude permanente de la conjoncture pendant plus d’un an.

Dans une étude toute récente de l’Anact, rendue publique le 14 juin 2021, le sentiment de « travailler plus a été ressenti par 63 % des répondants – 67 % pour les managers » (48 l’année précédente), la surconnexion a été mentionnée pour 50 % d’entre eux (35 % en 2020), un sentiment de fatigue a été ressenti pour 50 % d’entre eux (35 % en 2020), l’isolement est cité à 40 %. Or, dans le même temps, seuls 19 % des répondants estiment aborder la difficulté liée à la gestion du travail à distance avec leurs managers (40 % en 2020).
La fatigue psychique due à ce qui a été ressenti comme un accroissement de charge de travail et une concentration plus importante devant nos écrans, plus longtemps, est une réalité assez partagée. Karine Babule, chargée de mission à l’Anact et qui a suivi des près ces sujets, pointe « des difficultés liées à la surconnexion : nouvelles pratiques métiers liées aux TIC, reporting supplémentaire, présentéisme numérique ».

En la matière, les accords de télétravail de l’entre deux confinements 2020 pointent davantage les comportements et les flux entrants-sortant de mail en dehors des cadres du temps de travail, et engagements sur l’honneur à respecter les temps de repos et de pause, que les régulations avec les collaborateurs et les équipes sur l’organisation.
Et pourtant, pour reprendre le mot d’Alphonse Allais, si on n’a pas forcément mis les villes à la campagne, il est clair que le travail est en train de se réorganiser en profondeur, et que ces nouveaux modes d’organisation ne sont pas que négatifs, loin de là.

La situation traversée a, de manière générale ainsi que le souligne une étude de la Dares, « induit une intensification du travail, mais aussi un sentiment d’utilité accrue », par une plus grande délégation, autonomie, et donc confiance nécessaire dans le collaborateur.

En marche vers un travail « hybride » ?
Confiance : le mot est lâché. Être utile, autonome, passe par la délégation, la responsabilisation et la confiance, et trouver du sens à son travail est un des éléments qui en modère le stress.

Les salariés sont devenus, après une période d’adaptation, « autonomes » et ont organisé différemment leur temps de travail. Ils ont découvert les vertus de ne plus perdre des heures dans les transports, en réunion, et de pouvoir être avec leur famille plus de temps par semaine.
Corollaire, les demandes immobilières hors des grandes villes explosent, et le mode de travail qui semble, pour l’instant, devoir se généraliser est celui d’un télétravail « hybride » à deux ou trois jours en présentiel par semaine.

Selon une étude d’Okta, fournisseur de solutions d’accès sécurisés, baptisée « the new workplace 2021 : quel sera l’avenir du travail ? », 32 % des Français interrogés souhaitent un mélange de travail à domicile et au bureau. Et si 33 % des Français voulaient retourner au bureau à temps plein après le premier confinement, ils ne sont plus que 21 % au printemps 2021. 59 % des répondants français estiment que la possibilité de définir leurs horaires les aiderait à adapter leur travail à leur vie personnelle. Dans cette même étude, 71 % des Français étaient pour une législation qui rendrait illégale l’obligation de travailler au bureau.

Si ce dernier chiffre doit être manié avec beaucoup de prudence, il pose néanmoins, et de manière très claire, les questions d’une nouvelle organisation du travail en cours : après les modifications du temps de travail, c’est la notion même du lieu de travail, un des éléments constitutifs de la base de notre organisation du travail (le CDI) qui est ainsi remis en question.
Ce qui n’était qu’exceptionnel va devenir une question centrale du droit et de l’organisation du travail dans les années qui viennent.