Préface de Julien Damon
Hervé Chapron et Michel Monier ne sont pas des donneurs de leçon. Experts perspicaces des évolutions conjointes de la protection sociale et de l’action publique, ils tirent, sans vouer aux gémonies, des enseignements de la période récente. Celle-ci, marquée par la crise Covid, les confinements et de fortes secousses économiques, a largement changé la donne et les postures. Vilipendée avant le coronavirus, la protection sociale se trouve célébrée depuis. En tout cas, elle n’est plus systématiquement raillée. Les soignants sont applaudis et les mécanismes d’amortissement social sont consacrés. Certes, de fortes inquiétudes et de larges incertitudes prévalent en ce qui concerne l’avenir, celui des finances sociales en particulier. Mais la leçon générale est claire : la protection sociale retrouve son statut d’idée d’avenir.
Mais qu’est-ce donc qu’une leçon ? La leçon relève, entre autres, de la salle de classe et de l’univers académique. La leçon de choses provient de la tradition pédagogique, avec le passage d’un cas concret à des généralités plus abstraites. Les institutions et personnalités universitaires les plus prestigieuses donnent des leçons. Certains font aussi la leçon, mais c’est un autre sujet. Raymond Aron, sous le titre Leçons, rassemblait des cours professés en Sorbonne puis prononcés au Collège de France, d’abord sur la société industrielle puis, plus globalement, sur l’histoire. Il en ressort la double nature de la leçon : elle est à la fois cours et question.
Hervé Chapron et Michel Monier, dans ce volume, n’enseignent pas. Ils traitent de questions. Et pas des moindres. On repère, au fil des chapitres, toutes ces notions en « ion » : automatisation, administration, anticipation, métropolisation, technocratisation, régionalisation, décentralisation, taxation, désocialisation, redistribution, impréparation, inspection. Ces pages, à ton alerte et engagé, constituent une manière de revenir à certains fondamentaux de la protection sociale (et, en passant, à Léon Bourgeois) tout en revivant, sous un prisme particulier, la crise sanitaire et l’évolution des mesures de sauvetage. L’épisode, qui n’est pas fini, produit ainsi des révélations et des confirmations.
L’ensemble tend vers une position de doctrine pour la protection sociale : contre la fiscalisation et l’étatisation intégrales ; pour paritarisme bien positionné et un dialogue social de qualité.
Avec malice, Hervé Chapron et Michel Monier soulignent combien les perspectives, avec la crise Covid, ont du tout au tout changé, en très peu de temps. « Un ‘quoiqu’il en coûte’ s’est substitué, observent-ils avec justesse, au ‘pognon de dingue’ ». S’ensuivent des analyses et recommandations ponctuées de piques sur les promesses d’un « nouveau monde » puis d’un « monde d’après ». Après son élection, et avant les évènements « gilets jaunes » et Covid, Emmanuel Macron avait parlé d’un « État providence du 21ème siècle ». Ces leçons n’en donnent ici ni les bases, ni les détails. D’ailleurs personne ne l’a jamais véritablement fait. Mais elles en balisent une partie des enjeux en rappelant que l’État édredon, devenu État nounou, à omniscience discutable et omniprésence contestable, ne saurait être seul à la barre. La protection sociale, elle, sous couvert d’universel, ne saurait se construire à partir d’une seule vision assistancielle.
Ces cinq nouvelles leçons sont nouvelles, dirait Monsieur de la Palice, d’abord en ce qu’elles se situent dans les suites des précédentes. Elles sont neuves en ce qu’elles chroniquent des réalités inédites et tracent des perspectives pour les suites.
L’ensemble développe une critique générale, au sens positif, des divers formes et dispositifs de protection sociale ainsi que des réformes prises pas-à-pas sans visée véritablement systémique, uniquement guidées par les soucis budgétaires. « Il faut, impérativement, refaire le jeu, écrivent les auteurs. On ne peut pas continuer à miser sur le rouge. »
En un sens, la crise pourra s’avérer salvatrice, si elle permet vraiment de reformuler et calibrer un système de protection sociale adapté aux temps qui s’ouvrent. Les questions de son rôle, de son périmètre, de son financement et de sa gouvernance, ont probablement toujours été contemporaines. Elles prennent une acuité toute particulière aujourd’hui, bien mise en lumière dans ces leçons.
Proposée par le Cercle de Recherche et d’Analyse sur la Protection Sociale (CRAPS), cet opus s’inscrit dans le sillon creusé par ce club devenu think tank dynamique dédié à la matière sociale. Le CRAPS ne constitue pas seulement un laboratoire d’idées, mais aussi une sorte d’usine à publications et à propositions qui se comptent maintenant par dizaines.
Ces recommandations fourmillent ici à travers les développements. L’une d’entre elle, plus sur la forme d’interrogation ouverte que de suggestion détaillée, mérite d’être appuyée dès la préface. Pourra-t-on vraiment donner corps aux promesses de reconnaissance à l’égard de tous les travailleurs essentiels, à toute la « première ligne » du combat contre le coronavirus et pour le bien-être de tous ?
À la frontière des classes moyennes et des catégories défavorisées, exerçant dans la santé mais aussi dans les secteurs de la logistique et de tous les autres services utiles, se situent ces fonctions de « back office » de la société, telles qu’analysées par Denis Maillard (1). Ces actifs sont en quête de gratitude symbolique mais aussi de remerciements sonnants et trébuchants. Une grande partie de l’avenir du travail ainsi que des garanties et couvertures de protection sociale se jouent là.
Au final, ces leçons versent au débat public, avec pédagogie et engagement, un matériau pour une réflexion d’ensemble. On a parfaitement le droit de ne pas être d’accord avec leur contenu et leurs orientations. Mais on perdrait beaucoup à ne pas les lire.
Julien Darmon
Enseignant à Sciences Po et à HEC,
Conseiller scientifique de l’En3s
(1) Voir Denis Maillard, Indispensables mais invisibles ? Reconnaître les travailleurs en première ligne, L’Aube-Jean Jaurès, 2021.