Synthèse de l’intervention du 11 Décembre 2014 – Version en fichier PDF
Les incivilités
Dans l’espace public ou nous vivons, il n’y a plus d’interaction sans ombre !
Avec Alain Mergier
- Alain Mergier, Sociologue et Directeur de l’Institut VEI Jean-Hubert de Kersabiec, Président P3S
- Jean-Pierre Chaffin, Vice-Président P3S
- Jean-Marie Spaeth, membre du Comité de Réflexion de P3S
- Jean-Marie Gobbi, membre du Comité de Réflexion de P3S Claude
- Beausire, membre du Comité de Réflexion de P3S Franck Gendre, membre du Comité de Réflexion de P3S
Alain Mergier : En discutant avec Jean-Hubert nous nous sommes dit qu’il serait intéressant de relancer la dimension réflexion de P3S.
Dans ce cadre je pensais qu’il serait intéressant que les membres de l’association fassent partager leur expérience.
Il y a un certain nombre de travaux que nous avons menés dont il me semblait intéressant de rendre compte, notamment ceux en lien avec la question de la personne.
Certains de mes travaux s’intéressent à la question de la personne, en abordant diverses problé- matiques. J’avais déjà évoqué la question des incivilités lors d’un petit déjeuner en mai 2013. Nous travaillons sur le sujet de façon permanente depuis 2 ans avec la SNCF qui y est confrontée à quotidiennement. Les incivilités entre voyageurs et les agents sont très nombreuses et particulièrement déstabilisantes pour les agents. Je me limiterais à évoquer les incivilités interpersonnelles.
Il y a des trains, des gares dans lesquels les incivilités sont plus régulières que d’autres. Mais toutes les gares, tous les trains peuvent être le théâtre de ces comportements. Nous reviendrons sur cet aspect qui fait des incivilités un phénomène inhérent à la société contemporaine, ce sera une de nos hypothèses. Contre les images toutes faites, il faut souligner que les comportements incivils ne sont pas l’exclusivité des trains de banlieue. En première classe, dans les TGV, elles prennent la forme du mépris social. Ces « d’incivilité en col blanc » sont vécues de façon très violentes par les agents assurant le service.
Un contrôleur peut être confronté à des situations inciviles, se faire injurier plusieurs fois pas jour. Cette récurrence mine, déstabilise, fragilise la confiance en soi et par là même la capacité à assu- mer l’exercice de son métier, ce qui se traduit par un malaise professionnel, l’absentéisme,
les états dépressifs…
Depuis plusieurs années les dégâts sur la qualité de vie des personnels étaient constatés. Pour autant, les incivilités n’avaient pas de véritable existence institutionnelle. Cette notion est impor- tante. La reconnaissance institutionnelle est ce qui permet à l’entreprise, ici la SNCF, de considérer les incivilités vécues dans le cadre du service, comme des réalités inhérentes à la vie de l’entreprise. Sans cette reconnaissance institutionnelle, les incivilités étaient réduites aux désagréments de la sphère personnelle.
De plus, pour le cas des contrôleurs, cela change beaucoup aujourd’hui, mais il s’agissait histo- riquement d’une population masculine avec une certaine culture de la virilité, autrement dit les problèmes n’étaient pas toujours renvoyés vers la hiérarchie et finalement derrière cela se cachait l’idée que si l’on manquait de respect à un contrôleur c’était un peu de sa faute finalement. Le fait de demander un soutien psychologique était perçu comme une déclaration de faiblesse.
Je caricature un peu le trait mais très légèrement, les agents avaient tendance à intérioriser le problème.
Il n’était pas rare qu’ils ne rendent pas compte à leur hiérarchie d’agressions verbales dont ils avaient pu être l’objet.
« Mon manager m’a dit une fois que c’était toujours les mêmes à qui cela arrivait et que ceux-là devaient se poser des questions… ».
Voila le genre de phrases que nous entendions dans les premiers entretiens que nous avons réalisés, il y a maintenant quatre ans. L’entreprise n’y est pour rien, c’est une affaire qui ne relève strictement que de la personne.
Entendons nous bien ici, il ne s’agit pas pour nous, d’incriminer l’entreprise. Il ne s’agit pas, non plus de nier que le salarié en tant que personne est impliqué dans la question des incivilités. Mais, et c’est à ce titre que la question intéresse P3S, les incivilité ne peuvent être abordées qu’en abandonnant la confrontation entre la sphère personnelle du salarié et la sphère professionnelle de l’entreprise. Les incivilités sont au coeur de la relation entre la sphère personnelle du salarié et la sphère professionnelle l’entreprise.
La SNCF s’est rendue à l’évidence : En renvoyant la question des incivilités aux désagréments et à la responsabilité individuelles et en enregistrant ses dégâts sur la santé au travail et sur la qualité de service, l’entreprise s’enfermait dans une impasse managériale.
Aussi Guillaume PEPY a demandé de regarder cela de plus près et de trouver des pistes. Nous avons analysé les situations dans lesquelles les relations avec les voyageurs basculent dans l’incivilité. Mais avant d’énoncer un certain nombre de résultats de ces analyses, je voudrais dire que la recommandation première que nous avons faite était de créer une direction des incivilités.
Cette création, dans une organisation comme celle de SNCF, est la condition de la reconnaissance institutionnelle des incivilités en tant qu’objet d’un engagement de l’entreprise, engagement
qui suppose la désignation d’un responsable, la mise en place d’une équipe, la mobilisation de moyens, l’attribution d’un budget, la mise en place de procédure d’évaluation.
Jean-Hubert de Kersabiec : Un jour j’avais rendez-vous avec un assureur proche d’une CPAM ;
je me suis trompé de porte et je me suis heurté à une porte qui ne pouvait être ouverte que de l’intérieur. Je suis donc entré sans le savoir à la CPAM et je leur ai fait part de ma surprise. Devant mon étonnement ils m’ont expliqué que chaque jour ils étaient agressés verbalement et quelques fois à la limite du « physiquement ». Ils ont du mettre en place un système de filtrage.
Alain Mergier : Justement je voudrais expliciter un certain nombre de notions qui peuvent relever des incivilités.
Toutes les entreprises qui ont des guichets font face à ces problèmes, partout où il y a un « face à face ». De plus je pense que les incivilités vont croitre.
A la SNCF la présence d’une direction de la sûreté dans laquelle il y a une section déléguée aux incivilités n’est pas anecdotique, la question est donc de se poser : comment les gens vivent ces incivilités ?
Cette question a été travaillée dans le domaine sociologique à partir des années 1950 avec l’école de Chicago puis avec Ervin Goffman, la question date des années 1960 et on commence à parler « d’incivilité » dans les années 1970.
Dans les années 1970, on peut donc dire que les sociétés occidentales, sont entrées dans l’âge de l’incivilité. Cela ne veut pas dire que les incivilités n’existaient pas auparavant. Cela ne veut pas dire non plus que les incivilités soient permanentes.
Cela signifie que nous vivons dans des sociétés dans lesquelles toute relation interpersonnelle peut basculer dans une situation d’incivilité. Des sociétés caractérisées par le caractère instable des relations interpersonnelles.
Nous sommes aujourd’hui dans un fonctionnement social dans lequel la personne est de plus
en plus centrale. Dans une interaction, non agressive, une interaction se déroulant avec civilité, aucun des protagonistes ne doit perdre la face. Or les conditions de maintien de « la face » sont devenues plus complexes. Il faut pour le comprendre, considérer l’importance des appartenances sociales : elles nous servent de garanties identitaires, elles assurent les références qui stabilisent nos croyances, nos valeurs. Il faut concevoir également ces appartenances comme des poupées russes, englobées par une appartenance nationale. Or, pour le dire schématiquement, ces pou- pées russes sont affectées par deux principaux changements.
En premier lieu, les appartenances deviennent de plus en plus plurielles, mobiles, provisoires, en devenir. Elles deviennent instables alors même qu’elles doivent assurer la stabilité identitaire.
En second lieu, l’appartenance « englobante » nationale se dilue, perd sa netteté identifiante dans un univers mondialisé, de plus en plus transnational. Univers caractérisé par les flux d’informations, d’images, de données culturelles, de finances, de technologies, de matières premières, de populations. Cet entrelacement de flux ne constitue de référence que mouvante. On a pu parler de la perte des repères, cette expression est assez fausse. En fait c’est de transformations de la nature des repères dont il s’agit. Les repères sont mouvants, provisoires et supposent des compétences et une disponibilité personnelles très exigeantes.
Un exemple, limité mais clair, les flux d’innovations technologiques imposent à nous tous, des compétences de «mises à jour personnelle» (de la même façon qu’il y a sur nos ordinateurs des programmes de mise à jour), des capacités d’apprentissages, des dextérités d’usage, etc… D’une certaine façon, tous nos système de références, tout ce à quoi nous nous référons pour s’assurer de ce que nous sommes sont devenus aussi mouvant que les technologies digitales.
Plus nos systèmes d’appartenance qui sont des systèmes de références sont fluctuant plus nos identités sont elles-mêmes flottantes. Il ne faut pas l’entendre en termes péjoratifs. Mais à partir de là on comprend mieux me semble-t-il les réactions à ce monde fluctuant : les attitudes de raidissements idéologiques et identitaires, les réactions de fermetures, de clôtures… Mais on comprend mieux aussi l’évolution des interactions interpersonnelles. Ce qui se joue dans ces interactions. Perdre la face c’est se perdre. Sentir son image se défaire, pour ne plus valoir rien.
Nous vivons dans une société au coeur d’une tension : l’image de soi, scellée par la face, est devenue instable et, en même temps, elle est l’enjeu central de toute interactions. Le coeur de toute interaction est aujourd’hui instable.
Les appartenances croisées caractérisent nos sociétés, le fait par exemple de relever d’une culture jeune, d’un milieu social, de passions esthétiques, d’une sensibilité éthique, d’une tradition religieuse, d’une culture ethnique, tout cela ne se superpose pas, mais se croise, se tisse. Ces complexes identitaires pose un problème en termes de reconnaissance des règles qui ordonnent les relations interpersonnelles : les règles de politesse, d’urbanité et pour ce qui nous intéresse ici des règles de civilité. Dans des sociétés de civilité, ces règles étaient intériorisées. Leur bien fondé allait de soi.
Dans nos sociétés contemporaines, les règles sont non pas refusées mais interrogées dans leur bien fondé, leur universalité est relativisée. Elles ne vont plus de soi. Ici, il faut préciser, les règles de civilités ne sont pas systématiquement remises en causes mais elles sont susceptibles de l’être, de façon unilatérale, dans n’importe quelle situation à partir du moment où un des protagonistes sent qu’il y a un risque pour lui, même minime, de perdre la face.
Jean-Marie Spaeth : Je prends le métro et je vois de plus en plus de jeunes qui cèdent leur place à des personnes âgées. Je ne suis pas d’accord avec le discours qui me semble quelque peu éloigné de la réalité.
Alain Mergier : Quand quelqu’un se lève, on a l’impression qu’il a fait une bonne action, on le remarque, le simple fait de le remarquer implique que c’est une action qui ne va plus de soi. C’est à chaque fois une sorte de bonne nouvelle. Une bonne surprise. Quelque chose qu’on n’attendait pas vraiment. Dans une société de civilité, on ne remarque pas les jeunes qui laissent leur place.
Eric Vidal : Il y a un lien social non dit qui existe au sein de la communauté des gens du wagon, métro ou train, on remarque la même chose lorsqu’on prend les escalators avec deux colonnes (colonne de droite et colonne de gauche).
Alain Mergier : Je dis simplement, que les comportements civils ne vont plus de soi, qu’ils ne sont pas assurés, pas stables. Je ne prétends pas que rien ne va, je dis que les situations interpersonnelles ont perdu leur stabilité, leur prévisibilité. Et qu’il convient de les considérer comme porteuses d’une potentialité de dérapage.
Jean-Hubert de Kersabiec : Je suis assez d’accord avec Jean-Marie pour dire que ce sont souvent des jeunes qui se lèvent pour proposer leur place et je suis également d’accord avec Alain pour dire que cela se remarque.
Jean-Marie Spaeth : Je partage le constat, mais j’ai un désaccord avec la racine, la violence au sein de l’incivilité est moins forte aujourd’hui qu’il y a 30 ou 40 ans et notamment dans les villages, entre les familles.
Alain Mergier : Ce dont il s’agit c’est la transformation des incivilités. Vous me parlez, si j’ai bien compris, des tensions entre clans, entre familles qui réagissent au travers d’une solidarité clanique fondée sur le code de l’honneur. Dans les affrontements entre familles, nous sommes dans des situations très différentes dans lesquelles les comportements individuels sont surdéterminés par l’appartenance à un clan. Dans ces situations les comportements sont très prévisibles -l’échec
de l’histoire de Roméo et Juliette est programmé par l’affrontement des maisons Capulet et Montaigu. Il revendique une singularité. Ce que j’essai de décrire dans nos sociétés, c’est un peu l’inverse. C’est précisément parce que les appartenances sont croisées – l’individu ordinaire ne se définit plus exclusivement comme un Capulet ou un Montaigu. Il est en quelque sorte sous-déterminé.
Et de ce fait, sa face est plus vulnérable car moins garantie par des appartenances et ses comportements moins prévisibles que ceux dictées par ces mêmes appartenances.
Or si un comportement est moins prévisible, il représente pour les autres protagonistes d’une interaction un potentiel d’incertitude que l’on peut désigner comme un danger possible. Même s’il est peu probable, même s’il est mince, le risque est présent.
« Dans l’espace public, il n’y a plus d’interactions sans ombre ».
Deux remarques ici, cette sous-détermination des identités est relative : il y a par exemple des cursus de formation qui manifestement continuent à formater les personnalités et à rendre les comportements pour le moins prévisibles. On a assez souligné le cas de l’ENA…
Par ailleurs cette identité croisée, ces incertitudes comportementales peuvent être à la lettre déroutante. La radicalisation de jeunes musulmans et les conversions à l’Islam extrémiste, les départs pour le Djihad, apparaissent comme une réaction au flottement identitaire dont il est question dans mon propos. L’imprévisibilité des comportements est l’indice majeur de cette transformation qui est à l’oeuvre aujourd’hui et qui me fait dire que nous sommes entrés dans une société dans laquelle l’incivilité est devenu un caractère irréductible.
Par exemple à la SNCF : le contrôleur effectue un premier passage dit «contrôle de sécurité», il repère les voyageurs qui pourraient être problématiques. Il organise son contrôle en fonction des prévisibilités de son « contrôle de sécurité ».
Depuis une dizaine d’années ce premier « contrôle de sécurité » n’est plus fiable, quand il commence son service, le contrôleur est de moins en moins sûr du déroulement de celui-ci.
L’équilibre et la stabilité ne sont plus là. Il y a une instabilité des relations interpersonnelles et pour les faire bouger il faut une force. Les relations sont aujourd’hui très loin de l’équilibre.
Le témoignage des contrôleurs est clair : Un rien peut faire basculer une situation. On peut prendre la métaphore d’une balance sur laquelle une simple plume va modifier tout un équilibre, c’est donc bien que l’équilibre était initialement instable.
Ce constat se partage avec des organisations telles que les CAF ou encore Pôle Emploi ou MacDo où l’on voit bien que très peu de chose peuvent faire basculer une relation vers un affrontement conflictuel.
Jean-Marie Gobbi : On constate une disparition du lien social, les gens sont de plus en plus isolés. On peut aussi prendre l’affiche informatif « d’Air France » devant ses guichets d’enregistrements où il est écrit que toute incivilité entrainera des poursuites judiciaires, c’est bien le signe qu’il y un problème « d’incivilité » et qu’il n’est pas isolé.
Jean-Marie Spaeth : J’étais l’autre jour chez un ophtalmo pour prendre un rendez-vous pour une petite intervention : on m’a demandé de donner une copie d’attestation de ma carte vitale, alors même que j’avais présenté celle-ci, je reconnais que j’étais à deux doigts de faire une incivilité, d’autant que je suis à l’origine de la création de la Carte Vitale qui a pour objectif justement d’éviter la présentation d’une attestation papier.
Quand on regarde la concentration humaine dans les transports en commun ou encore le nombre de papiers que nous devons remplir pour lutter contre une minorité de fraudeurs, nous ne pouvons que constater qu’il y a un certain nombre de demandes, d’impératifs et d’incompréhensions qui ne peuvent qu’alimenter les incivilités.
Eric Vidal : De plus, très fréquemment on peut avoir le sentiment d’être dans notre bon droit, on s’est renseigné avant sur le site internet par exemple, on est donc certain de ne pas commettre une incivilité dans la mesure où l’on est dans ce que nous considérons comme notre bon droit.
Alain Mergier : Quand on parle d’incivilité au sein d’une relation interpersonnelle, il y a des causes multiples, je vais prendre un exemple : les contrôles à quai de la SNCF : contrôles qui se veulent plus économiques puisque les contrôleurs exigent votre billet pour que vous ayez accès au train. Cela suppose que lorsque vous prenez un train à 17h24 il faut que vous soyez dans le train à 17h22 au plus tard.
Vous arrivez à 17h23 vous pensez prendre votre train sauf qu’il y a le contrôleur sur le quai qui vous empêche physiquement de passer et de monter dans le train pour des raisons de sécurité. Il ne peut pas vous laisser passer et donc prendre le train qui est là, encore sur la voie.
Je reviens à ce que disait Eric, le voyageur a le sentiment d’être dans son bon droit mais en réalité il ne l’est pas tout à fait, car il est écrit sur son billet qu’il doit se présenter deux minutes avant l’heure de départ.
Il y a donc un problème de communication dans le changement de règlement où l’utilisateur n’est pas systématiquement au courant de cette nouvelle mesure, il a donc le sentiment d’avoir été piégé par le changement de règlement.
Jean-Marie Spaeth : Il y a encore 30 ans il fallait aussi faire poinçonner son billet avant de monter dans le train et je ne crois pas que cela posait autant de problèmes que cela en pose aujourd’hui.
Alain Mergier : Il y a une coproduction des incivilités, une réalité partagée, le voyageur arrive avec son billet pour 17h24 alors qu’il devait se présenter à 17h22 sans qu’il le sache, il est donc certain d’être dans son bon droit : La notion de bon droit est bien plus ample que le droit au sens strict.
Le représentant de la SNCF qui va l’empêcher de monter dans le train est aussi dans son droit « c’est la mission qui lui a été confiée ».
Dans un premier temps le voyageur va protester face au contrôleur en lui indiquant que le train n’est pas parti, qu’il est encore là et qu’il ne peut pas l’empêcher d’y monter. Le voyageur va lui parler de son statut de client, il va évoquer ce qui relève de son contrat commercial. Il va donc s’adresser à l’agent comme à un représentant de la SNCF. On se vouvoie encore.
Ce premier temps débouche sur une impasse, il y a un différend que l’on n’arrive pas à résoudre. Si en respectant les règles, on n’arrive pas à régler la situation, il y a un défaut dans la compréhension de la règle ou dans la règle elle-même ou dans son application.
Le voyageur ou le contrôleur perd la face, une défaite qui peut-être très humiliante. L’impasse c’est lorsque la situation ne se dénoue que par une défaite de l’un des deux acteurs.
Comme nous sommes dans une impasse, il faut en sortir. La situation bascule. Elle mettait en scène une relation entre deux «acteurs économiques», un client et un représentant de la SNCF. Elle se redéfinit comme une confrontation entre deux personnes.
On remarque d’ailleurs que, le plus souvent on passe au « tutoiement ». Bien entendu, cette transformation de la nature de l’interaction ne permet pas de sortir de l’impasse, bien au contraire. En s’en prenant à la personne de l’agent et non plus à l’agent qui à son tour s’en prendra à la personne du client et non à l’acteur économique-client, les échanges font monter les enchères.
Le risque de perdre la face s’aggrave des deux côtés.
Ce mécanisme d’amplification du différend et de renforcement de l’impasse mène d’écarts comportementaux en écarts de langage à des échanges qui relèvent des incivilités.
Le problème est multiple, la communication du nouveau règlement en fait partie, je maintiens que dans mon exemple : c’est un échec total. La communication n’a pas été faite en évaluant ses effets et donc les conséquences sont d’autant plus problématiques.
On remarquera par ailleurs que la confrontation serait tout autre si c’était une porte mécanique qui masquait la vision du train : car ce qui crée le différend c’est le rapport entre une règle interdisant l’accès au train deux minutes avant son départ et l’impression d’accessibilité immédiate de ce train. Réduire la visibilité du train, par un portillon opaque par exemple, comme à la gare de Madrid, c’est réduire la potentialité d’incivilité de ce type de contrôle.
Franck Gendre : Depuis 2007 il y a des incivilités à plusieurs niveaux quand un Président de République dit « casse toi pauvre con » : cela a des conséquences.
Alain Mergier : Je partage votre remarque. Que peut-on attendre lorsque celui qui incarne par sa fonction la Loi de la République, n’observe pas les règles élémentaires de civilité. Il y a un contexte général de grande sensibilité, les règles ne permettent pas de régler le problème. Il y a une réalité effective de l’entreprise et pour autant on ne peut pas éradiquer l’ensemble des incivilités. Il faut les limiter le plus possible, ainsi que leurs impacts sur les salariés.
Il y a un deuxième aspect qui est celui des compétences de l’agent.
« Nous nous donnons beaucoup de mal pour que cela se passe bien, mais nous n’avons pas l’impression que cela soit reconnu ».
Il y a également un niveau de la relation dont il faut tenir compte : un voyageur a l’impression que la SNCF est son débiteur. Il y a les grèves, les escalators qui ont pu être un jour en panne, les trains qui sont en retard, les toilettes qui étaient « hors service » la dernière fois que ce voyageur a pris le train. La dernière fois ou bien il y a deux ans… Bref un ensemble d’éléments qui font que le voyageur se conçoit la SNCF comme débitrice à son égard.
Guillaume PEPY a pour objectif de réduire ce débit. Mais la SNCF est surexposée, c’est sans doute l’entreprise en France qui gère le plus grand nombre « de toilettes », et de millions de voyageurs et d’agents qui s’entrecroisent. Il ne s’agit pas de savoir comment on efface le déficit, mais comment on tente de le minimiser. Il faut accepter l’idée que ce déficit soit structurel pour la SNCF.
Les agents souhaitent, dans leurs relations avec les voyageurs, rattraper « les bévues » de l’organisation de la SNCF. En agissant comme cela les contrôleurs estiment que les voyageurs devraient se sentir leurs débiteurs.
Autrement dit, chacun des deux protagonistes de l’interaction de service estiment qu’il est créditeur de l’autre. La situation entre agents et voyageurs est donc empreinte d’un malentendu qui ne peut non pas favoriser l’apparition d’un différend mais défavoriser sa résolution.
La relation peut se dérégler pour « trois fois rien ». Un des grands acquis des agents, lorsqu’ils ont compris cela, est de gérer une interaction en essayant qu’elle ne bascule pas dans l’incivilité. Il y a une règle simple, pour déjouer le malentendu, c’est de « faire le premier pas ». Il s’agit pour l’agent de reconnaitre la réalité du déficit et de rentrer dans l’interaction par un supplément de civilité.
Certains contrôleurs que j’ai pu observer font très bien cela en commençant systématiquement leur dialogue avec les voyageurs par une plaisanterie.
Jean-Hubert de Kersabiec : On le voit très bien dans les retards où ils anticipent tout de suite en distribuant des sandwichs et en développant un service de qualité, ou au contraire : rien n’est fait et très vite, il y a un réel risque d’affrontement.
Eric Vidal : Pour moi la civilité c’est par là qu’il faut commencer : dans une relation déficitaire au sein d’une entreprise, le débiteur c’est le représentant hiérarchique de l’entreprise ; s’il ne fait pas le premier pas de politesse, pour introduire une relation respectueuse, on rentre dans une relation de RPS classique.
Jean-Marie Spaeth : Les policiers qui sont confrontés aux incivilités tous les jours se débrouillent plutôt bien. Il y a une coproduction de l’incivilités et si l’on accepte cela on fait un grand pas en avant.
« On pourrait dire qu’il faut estimer et organiser le conflit ».
Gérard Mardiné : Quand on veut bien résoudre une situation il faut identifier les causes. Dans l’entreprise aussi on sait que dans les relations interpersonnelles le rapport de force est central, la dégradation du rapport de force entraine un profond déséquilibre.
Jean-Hubert de Kersabiec : La précarisation des situations personnelles provoque des incivilités bien plus fréquentes, nous avons ainsi des exemples y compris d’agressions physiques.
Jean-Marie Gobbi : Oui et il est certain que l’état des services publiques pose question aujourd’hui, quand on voit les files d’attente au sein des hôpitaux et la dégradation de nombreux services.
Eric Vidal : Je m’interroge sur le fonctionnement des centres d’appels en charge de gérer des cas compliqués, ils doivent avoir une certaine technique et certainement une formation spécifique !
Alain Mergier : Je voudrais apporter deux précisions sur des conseils managériaux qui sont importants d’éviter.
- Un très mauvais conseil qui a longtemps été donné aux contrôleurs était celui de lâcher prise. Cela revient à dire : ne vous investissez pas trop dans votre tâche. Vous faites un contrôle qui tourne mal… laissez tomber. C’est une façon de ruiner le sens du travail. C’est une façon de dire : celui qui s’oppose à vous, qui refuse le contrôle, au final il a raison de le faire, il gagne, il ne paie pas et c’est vous, « le contrôleur » qui l’autorisez, par votre retrait, à ne pas payer.
- Le second conseil est de dire aux agents de ne pas se considérer comme objet d’injure ou de mépris. « Ce n’est pas à vous que cela s’adresse mais à la SNCF ». Le problème que chaque agent qui s’est fait injurié souligne c’est tout simplement que c’est faux. C’est bien l’agent qui est l’objet d’incivilité, et ceci pour les raisons que j’ai exposées avant : l’incivilité apparait lorsque la situation bascule d’une relation entre acteurs économiques à une relation de face à face entre deux personnes.
Eric Vidal : Dans le train l’espace est confiné et lâcher prise est très dur.
Alain Mergier : Plus la personne est sérieuse et engagée dans son métier plus elle vit mal ces
conseils managériaux, ce sont de véritables erreurs de management.
Il est important aussi de communiquer sur les mauvais conseils de management qui peuvent être très destructeurs.
Eric Vidal : Oui, d’autant plus que ces conseils engendrent souvent la négation de la personne du salarié.
Alain Mergier : Une interrogation récurrente des contrôleurs est : « comment se fait-il que les autres voyageurs ne nous défendent pas lorsqu’ils sont témoins d’un comportement tel que le refus de présenter son billet ou payer en cas d’absence de billet ? »
Une des explications majeures est le déficit structurel de la SNCF envers les voyageurs, aussi il y a peu de sympathie a priori de la part des voyageurs envers les contrôleurs qui sont les représentants de la SNCF. Mais si celui-ci fait le premier pas, comme je l’ai dit, la situation peut changer de nature. Elle est moins instable. Ce qu’il y a en perspective c’est la reconnaissance des incivilités comme réalité irréductible de la société actuelle. Une entreprise de service se doit donc de traiter cette réalité. Elle ne peut le faire qu’en développant « une culture de l’incivilité », des com- pétences relationnelles et un souci d’aménagement des espaces relationnels. Le traitement des incivilités relève avant tout de la question de la qualité de service.
Jean-Hubert de Kersabiec : Merci Alain, on peut dire qu’il y a beaucoup de richesse dans ton intervention, je pense qu’avec ce que tu nous as dit et au sujet duquel nous avons réagi, il y a matière pour un petit-déjeuner d’autant plus qu’en 2015 nous allons entrer dans une dynamique d’évolution de l’association.
Personnellement et si vous en êtes d’accord, nous pourrions mettre ce sujet à l’ordre jour de notre prochaine réunion de notre Comité de Réflexion.
Alain Mergier : Je peux pour traiter de ces questions faire venir des personnes avec qui j’ai travail- lé au sein de la SNCF, RATP ou encore de la CNAF. Je pense qu’il est également important que nous puissions avoir des représentants des salariés et des Ressources Humaines.
Gérard Mardiné : L’éclairage apporté est un peu une interface pour la clientèle, peut-on travailler sur l’organisation interne de l’entreprise ?
Eric Vidal : Je pense qu’attaquer le sujet comme cela est très bien, mais que nous pouvons par la suite le développer pour des problématiques internes aux entreprises.
Alain Mergier : Les notions que j’ai développées et notamment l’impasse relationnelle, sont toutes des notions qui sont exportables et transposables au monde de l’entreprise.
Jean-Pierre Chaffin : D’autant plus que les relations interpersonnelles au sein de l’entreprise sont centrales.
Jean-Hubert de Kersabiec : encore merci Alain pour ton intervention de très grande qualité qui nous a permis un large débat, nous a enrichis et nous a permis, en tant qu’usagé, l’espace de quelques instants, de voir l’autre face.